L’intérêt général justifiait le report du second tour

A la suite de la promulgation de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 (ci-après « la loi du 23 mars 2020 »), le Conseil constitutionnel a été saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité (ci-après « QPC ») concernant la conformité des dispositions du paragraphe I de son article 19, relatives au report du second tour des élections municipales, avec les droits et libertés garantis par la Constitution.

Les requérants faisaient notamment grief à cette loi d’altérer la sincérité du scrutin, d’être contraire au principe d’égalité devant le suffrage et à celui de séparation des pouvoirs.

La décision du Conseil constitutionnel était très attendue, dans un contexte où ces mesures, proposées par le Gouvernement à la suite du maintien controversé du premier tour des élections municipales, ont été largement critiquées.

Dans la décision n°2020-849 QPC du 17 juin 2020, les sages ont estimé que les dispositions contestées de la loi du 23 mai 2020 étaient conformes à la Constitution dès lors, notamment, qu’un motif impérieux d’intérêt général les justifiait.

Par cette décision, la Conseil constitutionnel opère un contrôle pragmatique en mettant en balance, d’une part, les principes constitutionnels et, d’autre part, les circonstances inédites, tant par leurs caractéristiques que leur ampleur.

Le contenu des dispositions critiquées

La QPC porte sur la conformité des premier et dernier alinéas du paragraphe I de l’article 19 de la loi n°2020-290 du 23 mars 2020 adoptée à la suite du premier tour des élections municipales organisé le 15 mars 2020.

Le premier alinéa suspend les opérations électorales et reporte l’organisation du second tour au mois de juin 2020 au plus tard en invoquant « les circonstances exceptionnelles liées à l’impérative protection de la population face à l’épidémie de covid-19 ». Il prévoit également que la nouvelle date du second tour sera fixée, par décret en conseil des ministres, au plus tard le mercredi 27 mai 2020 en tenant compte de la situation sanitaire et notamment de l’analyse du comité de scientifiques institué par la même loi.

Le dernier alinéa prévoit, quant à lui, que l’élection régulière des conseillers municipaux lors du premier tour reste acquise, conformément à l’article 3 de la Constitution.

Les requérants reprochent notamment aux dispositions législatives précitées d’avoir interrompu le processus électoral en cours, d’avoir entendu reporter le second tour dans un délai excessif et d’avoir maintenu les résultats du premier tour des élections.

Ils formulent également, tout comme plusieurs intervenants, plusieurs griefs tenant à l’altération de la sincérité du scrutin lors du premier tour en raison de l’incidence de la crise sanitaire sur la participation électorale, ainsi qu’aux conséquences néfastes sur l’abstention d’une réorganisation précoce du second tour.

L’analyse du Conseil constitutionnel

La constitutionnalité du report du second tour

Dans sa décision, le Conseil constitutionnel rappelle que, eu égard à l’article 34 de la Constitution, le législateur est compétent pour déterminer la durée du mandat des élus locaux, à condition que ces prérogatives soient conciliées avec les principes constitutionnels impliquant que les électeurs soient appelés à voter selon une périodicité raisonnable.

La décision relève, d’une part, que le fait de repousser le second tour remet effectivement en question « l’unité de déroulement des opérations électorales » et, d’autre part, que le fait de ne pas annuler le premier tour permet cependant de préserver le suffrage exprimé.

Le Conseil constitutionnel souligne qu’une telle altération du déroulement du scrutin ne peut être conforme à la Constitution qu’aux conditions que le report du second tour soit justifié par un motif impérieux d’intérêt général et que les modalités de report retenues ne méconnaissent pas le droit au suffrage, le principe de sincérité du scrutin ou d’égalité devant le suffrage.

  1. L’existence de motifs impérieux

En l’occurrence, la décision constate qu’il existait bien un motif impérieux dès lors que le report du second tour a permis d’éviter la propagation du virus Covid 19, aussi bien lors du scrutin que de la campagne électorale, dans un contexte de confinement de la population. Il est relevé que le choix de maintenir le premier tour a été effectué avant l’intervention du législateur.

  1. La mise en place de mesures d’encadrement appropriées

Le Conseil constitutionnel constate, d’une part, que le délai de report du second tour envisagé – au plus tard au mois de juin 2020 – était approprié compte tenu de la gravité et de l’incertitude de la situation et, d’autre part, qu’une date limite a été imposée au pouvoir réglementaire pour fixer la date du second tour, sous réserve de la situation sanitaire. Ainsi, le législateur a entendu encadrer étroitement les conditions de report du second tour.  

Quant à l’argument selon lequel la tenue des élections à la fin du mois de juin 2020 favoriserait l’abstention, la décision retient qu’en subordonnant l’organisation du second tour à l’amélioration des conditions sanitaires, la loi ne provoque pas par elle-même une abstention accrue. En tout état de cause, concernant aussi bien le premier tour du 15 mars 2020 que le second tour du 28 juin 2020, il appartiendra au juge de l’élection d’apprécier si le niveau d’abstention constaté est susceptible d’avoir altéré la sincérité du scrutin.

  1. L’adaptation du droit électoral

Le Conseil constitutionnel relève que des mesures ont été prises afin que le droit électoral soit temporairement modifié et que le respect de la sincérité du scrutin, de l’égalité entre les candidats et du droit à un recours effectif soit assuré.

En premier lieu, compte tenu du fait que plusieurs mois séparent les deux tours, il était nécessaire de préserver l’unité du corps électoral. L’article 1er de l’ordonnance n° 2020-390 du 1er avril 2020, relative au report du second tour, met en œuvre un dispositif garantissant que les listes électorales sont identiques entre le premier et le second tour.

Seules certaines catégories de personnes pourront être inscrites ou radiées des listes électorales pendant ce laps de temps :  les personnes ayant atteint la majorité ou la nationalité française, les personnes inscrites ou radiées par l’autorité judiciaire, les personnes décédées ou privées du droit de vote. Toute autre inscription ou radiation par le maire ou la commission de contrôle ne prendra effet qu’au lendemain du second tour.

En second lieu, afin de garantir le respect du principe d’égalité entre les candidats au cours de la campagne électorale, l’article 19 de la loi instaure des mesures dérogatoires au code électoral en matière de financement de campagne.

Les alinéas 6 et 7 du paragraphe XII prévoient la majoration du plafond des dépenses électorales – laquelle est fixée au coefficient de 1,2 par l’article 7 du Décret n° 2020-643 du 27 mai 2020 relatif au report du second tour –, ainsi que la possibilité, pour les candidats des listes ayant obtenu au premier tour un nombre de suffrages au moins égal à 10 % du total des suffrages exprimés, de bénéficier du remboursement d’une partie des dépenses engagées initialement pour le second tour.

En troisième lieu, le code électoral prévoit normalement à son article 78 que « les listes d’émargement déposées à la préfecture ou à la sous-préfecture sont communiquées à tout électeur requérant pendant un délai de dix jours à compter de l’élection et, éventuellement, durant le dépôt des listes entre les deux tours de scrutin, soit à la préfecture ou à la sous-préfecture, soit à la mairie ».

L’article 5 de l’ordonnance n° 2020-390 du 1er avril 2020 assouplit et allonge les conditions de communication des listes d’émargement. Il prévoit que celles-ci pourront être obtenues entre, d’une part, soit la date d’entrée en vigueur du décret de convocation des électeurs – décret n°2020-642 du 27 mai 2020 entré en vigueur le lendemain de sa publication –, soit la date d’entrée en fonction des conseillers municipaux et communautaires – fixée par le décret n°2020-571 du 14 mai 2020 au 18 mai 2020 – et, d’autre part, l’expiration du délai de recours contentieux.

Dès lors, le Conseil constitutionnel a estimé que des mesures d’adaptation appropriées du droit électoral ont été adoptées et qu’elles permettent effectivement d’assurer la continuité des opérations électorales, l’égalité entre les candidats au cours de la campagne et la sincérité du scrutin.

L’absence de conséquences injustifiées sur les mandats en cours et le contentieux de l’élection

Le Conseil constitutionnel a écarté de manière succincte les griefs tenant à la prétendue inconstitutionnalité des conséquences du report du second tour sur l’égalité entre les élus et le contentieux électoral.

D’une part, il estime que la différence de durée des mandats des conseillers municipaux, selon qu’ils sont élus au premier ou au second tour, constitue une différence de traitement justifiée par la différence de situations et répond aux objectifs – légitimes – poursuivis par le législateur.

D’autre part, les sages ont relevé que les possibilités de contestation des résultats du premier tour ne sont nullement altérées par l’organisation différée du second tour et que, dès lors, aucune atteinte au principe de séparation des pouvoirs et au droit à un recours juridictionnel effectif ne saurait être constatée.

L’alinéa 1 de l’article 19 de la loi du 23 mars 2020 est donc déclaré conforme à la Constitution dès lors qu’il ne méconnait ni le droit de suffrage, ni les principes de sincérité du scrutin et d’égalité devant le suffrage, ni les exigences de l’article 16 de la Déclaration de 1789.

La conformité à la Constitution du maintien des mandats acquis au premier tour

En réponse aux contestations relatives à la conservation des résultats du premier tour, le Conseil constitutionnel affirme, de manière très claire, que ni le report du second tour, ni l’éventuelle organisation de deux nouveaux tours n’ont pour effet de valider rétroactivement, sans qu’aucune contestation ne soit possible, les résultats du premier tour des élections du 15 mars 2020.

En effet, la possibilité de contestation des résultats devant le juge des élections n’est nullement entravée par ces dispositions et elles ne contreviennent dès lors pas au droit à un recours effectif, à la sincérité du scrutin et au principe d’égalité devant le suffrage.

A cet égard, il convient de souligner que les conditions de contestation devant le juge de l’élection ont fait l’objet d’adaptations spécifiques à la suite du premier tour. Si l’expiration du délai de recours contentieux est normalement fixée à 5 jours à compter de la proclamation des résultats par l’article R.119 du code électoral, l’article 15 de l’ordonnance n°2020-305 du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables devant les juridictions de l’ordre administratif prévoit, à titre dérogatoire, qu’elle intervient 5 jours après l’entrée en fonction des conseillers municipaux élus au premier tour.

30 juin 2020  | Anne Bost & Julia Estrade | Publié aux Editions Législatives