D’après les premiers résultats d’une consultation générale des élus locaux qui s’est achevée le 31 janvier 2018, le risque juridique et pénal figure en troisième position des difficultés les plus fréquemment avancées pour expliquer une « crise des vocations ». Ce résultat n’étonne guère : bien que la mise en cause pénale des élus demeure un phénomène rare, le nombre de poursuites engagées à leur encontre augmente. En outre, les élus, notamment locaux, exercent leurs fonctions au sein d’un enchevêtrement de textes législatifs et réglementaires qu’ils sont censés maîtriser, y compris dans des matières aussi techniques que le droit de l’environnement ou des données personnelles. Or, la méconnaissance de ces textes est susceptible d’entrainer la mise en jeu de leur responsabilité sur le fondement de l’article 121-3 du code pénal.

Dans ce contexte, un rappel synthétique des grandes lignes qui régissent la responsabilité pénale des élus s’impose. Investis d’un mandat représentatif, les élus sont d’après l’article 3 de la Constitution dépositaires d’une partie de la souveraineté nationale dévolue au peuple. Ce statut justifie que la mise en jeu de leur responsabilité pénale obéisse à des règles particulières, motivées par deux impératifs. D’une part, le risque pénal ne doit pas nuire à l’indépendance des élus dans l’exercice de leur mandat, de l’autre, il convient de prévenir les risques d’abus spécifiquement liés à l’exercice d’un mandat électif.

 

I. La protection des élus face au risque pénal 

Les mesures de protection des élus varient selon les mandats exercés. Ainsi, les élus nationaux et européens jouissent d’immunités, tandis que les élus locaux peuvent bénéficier, sous certaines conditions, d’une protection fonctionnelle.

A. Les immunités

L’immunité pénale est un régime de protection qui, en faisant obstacle à l’action publique, empêche la mise en jeu de la responsabilité de celui qui en bénéficie. La Cour européenne des droits de l’Homme considère que ces immunités sont compatibles avec la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH, 3 juin 2004, 73936/01, De Jorio c/ Italie, §49 ; CEDH, 6 avril 2010, 2/08, C.G.I.L. et Cofferati c/ Italie, §44).

Le Président de la République

Les dispositions de l’article 67 de la Constitution, outre qu’elles prévoient l’irresponsabilité du Président de la République pour les actes accomplis dans l’exercice de ses fonctions, lui garantissent une immunité de juridiction totale pendant la durée de son mandat.

Cette immunité a été invoquée en dernier lieu par le Président Nicolas Sarkozy alors qu’il était convoqué le 8 novembre 2016 pour une audition en qualité de témoin dans le cadre d’une enquête pour soupçons de favoritisme dans l’attribution des sondages commandés par l’Elysée sous son quinquennat. En revanche, cette immunité n’avait pas fait obstacle au prononcé de son divorce par consentement mutuel, dans la mesure où il avait donné son accord exprès.

Le Président François Hollande avait un temps envisagé de reformer le statut juridictionnel du Président de la République, mais le projet de loi constitutionnelle préparé à cette fin en 2013 n’a jamais abouti.

Les parlementaires

Les députés et les sénateurs jouissent, en vertu de l’article 26 de la Constitution, d’une immunité à deux branches.

En premier lieu, ils sont protégés par une immunité dite fonctionnelle au titre des comportements liés à leurs fonctions. Cette immunité leur confère une irresponsabilité pénale absolue concernant les opinions émises et votes exprimés dans l’exercice de leur mandat. Cette protection constitue une condition élémentaire de leur indépendance et de la séparation des pouvoirs.

En second lieu, les parlementaires bénéficient d’une immunité dite procédurale au titre des comportements détachables de leurs fonctions. D’un degré de protection moindre que la première, cette immunité ne garantit pas une irresponsabilité pénale mais une inviolabilité à l’occasion de poursuites en matière criminelles ou correctionnelles. En d’autres termes, les parlementaires ne peuvent faire l’objet d’aucune mesure privative ou restrictive de liberté (une garde à vue par exemple). Cette mesure permet d’assurer la continuité de la mission des parlementaires. En effet, des poursuites pénales peuvent être engagées, et des actes d’enquête diligentés, sans que soit entravée l’activité parlementaire. Cette immunité procédurale n’est cependant pas absolue : elle ne joue pas en cas de crime ou délit flagrant, ou en cas de condamnation définitive. En outre, cette protection peut être levée par le bureau de l’assemblée dont fait partie le parlementaire visé par des poursuites, à la demande du Garde des Sceaux.

Sous la Vème République, plus d’une trentaine de demandes de levée d’immunité ont été accordées. A titre d’exemple, l’immunité parlementaire de la députée Sylvie Andrieux fut levée le 7 avril 2010 dans le cadre d’une enquête relative à des détournements présumés de fonds publics. Condamnée définitivement le 9 novembre 2016 par la Cour de cassation à, notamment, une peine d’inéligibilité de cinq ans, Mme Andrieux a néanmoins continué de siéger à l’Assemblée nationale. La Garde des Sceaux saisit alors le Conseil constitutionnel aux fins de constater la déchéance du mandat de Mme Andrieux, laquelle présenta finalement sa démission le 8 décembre 2016.

Les députés européens

D’après l’article 9 du Protocole (n°7) sur les privilèges et immunités de l’Union européenne, les députés européens bénéficient « sur leur territoire national, des immunités reconnues aux membres du parlement de leur pays ». Sur le territoire de tout autre État membre, ils sont par ailleurs exemptés « de toute mesure de détention et de toute poursuite judiciaire ». De la même façon que pour les parlementaires français, l’immunité procédurale des députés européens n’est pas absolue. Elle ne peut être invoquée en cas d’infraction flagrante et, par ailleurs, le Parlement européen peut décider de lever l’immunité d’un de ces membres.

Ainsi, le 2 mars 2017, le Parlement européen a levé l’immunité parlementaire de Mme Marine Le Pen dans le cadre de poursuites engagées pour la diffusion d’une image violente sur son compte Twitter.

B. La protection des élus locaux

Bien qu’ils ne bénéficient pas d’une immunité procédurale ou fonctionnelle, les élus locaux ne sont pas systématiquement livrés à eux-mêmes face au risque pénal. Les articles L. 2123-34L. 3123-28, et L. 4135-28 du CGCT prévoient à cet égard des règles spécifiques.

En premier lieu, les conditions de mise en jeu de la responsabilité pénale des exécutifs locaux (maire, président de conseil général, président du conseil régional et leurs suppléants) pour des infractions non intentionnelles commises dans l’exercice de leurs fonctions diffèrent quelque peu de celles prévues par l’article 121-3 du code pénal. Ces conditions adaptées aux élues, énoncées par les règles spéciales prévues par les articles L. 2123-34L. 3123-28, et L. 4135-28 du CGCT, prévalent sur la règle générale de l’article 121-3 du code pénal. D’après ces dispositions, face à une imprudence ou une négligence, le juge doit tenir compte des difficultés propres aux missions que la loi confie à ces élus (Cass. Crim. 2 mai 2001, n°00-84.580). Bien que les juges semblent caractériser cette condition de façon souple, elle constitue un point de discussion important en cas de mise en jeu de la responsabilité pénale d’un élu local pour une faute non intentionnelle.

En second lieu, les élus bénéficient d’une mesure dite de « protection fonctionnelle » lorsqu’ils font l’objet de poursuites à l’occasion de faits qui n’ont pas le caractère de faute détachable de l’exercice de leurs fonctions. Cela impose à la collectivité dont dépend l’élu mis en cause de prendre en charge les frais engagés pour les besoins de sa défense, notamment les frais de procédure et d’avocat. La protection fonctionnelle ne couvre pas en revanche les condamnations pénales en raison du principe de la personnalité des peines.

La protection fonctionnelle constitue un droit pour l’élu et peut être sollicitée dès lors que l’action publique est mise en mouvement. La collectivité dont relève l’élu apprécie alors si les faits poursuivis procèdent d’une faute personnelle ou d’une faute commise qui n’est pas détachable des fonctions exercées. Dans la seconde hypothèse, elle doit accorder la protection fonctionnelle.

Le Conseil d’Etat regarde comme des fautes personnelles, détachables des fonctions, les agissements qui révèlent de préoccupations d’ordre privé, qui sont incompatibles avec les obligations qui s’imposent dans l’exercice des fonctions publiques, ou encore qui présentent une particulière gravité au regard de leur nature et des conditions dans lesquelles ils ont été commis. Il précise néanmoins que « […] ni la qualification retenue par le juge pénal ni le caractère intentionnel des faits retenus contre l’intéressé ne suffisent par eux-mêmes à regarder une faute comme étant détachable des fonctions, et justifiant dès lors que le bénéfice du droit à la protection fonctionnelle soit refusé […] » à l’élu qui en fait la demande (CE, 30 déc. 2015, n° 391800).

Précisons également que l’élu qui présente une demande de protection fonctionnelle doit bien entendu s’abstenir de participer au conseil municipal délibérant sur cette demande, une telle participation pouvant recevoir la qualification de prise illégale d’intérêt (CE, 24 févr. 2016, n° 390843) et être analysé comme un acte détachable des fonctions (CAA Douai, 24 mai 2017, n° 15DA00805).

 

II. Les spécificités de la responsabilité pénale des élus

Les particularités de la responsabilité pénale des élus sont de deux ordres. D’une part, le code pénal prévoit des infractions intentionnelles spécifiques visant à prévenir et à sanctionner les risques d’abus liés aux mandats exercés. D’autre part, des sanctions affectant leurs mandats peuvent être prononcées.

A. Des infractions ciblées pour prévenir les risques d’abus dans l’exercice de fonctions électives

Le mandat électif ne doit pas permettre à celui qui l’exerce d’en abuser. Le législateur a donc prévu des infractions intentionnelles spécifiques destinées à sanctionner toutes dérives à cet égard. Le chapitre II du titre III du livre IV du code pénal, intitulé « Des atteintes à l’administration publique commises par des personnes exerçant une fonction publique », énumère ainsi trois séries de comportements répréhensibles :

Les agissements des élus sont ainsi étroitement encadrés par le droit pénal. Ces textes leur imposent une extrême vigilance dans l’exercice de leurs mandats et dans la prise de décision. La bonne foi ne suffit pas en effet à exclure la caractérisation d’une infraction. Par exemple, le juge répressif a pu caractériser un comportement délictuel telle que la prise illégale d’intérêt, alors qu’il n’en est résulté ni enrichissement pour l’élu, ni préjudice pour la collectivité (Cass. Crim. 22 oct. 2008, n°08-82.068).

Outre les infractions spécifiques qui viennent d’être mentionnées, la qualité d’élu dépositaire de l’autorité publique constitue une circonstance aggravante dans la commission de certaines infractions et peut ainsi entraîner le prononcé de peines plus sévères. Tel est le cas des délits de faux et usage de faux, de vol, d’escroquerie, ou encore de complot.

B. Des sanctions adaptées à la spécificité des fonctions électives

Les élus reconnus pénalement responsables pour des faits détachables ou non de leurs fonctions électives peuvent être frappés d’inéligibilité.

Toute reconnaissance d’une responsabilité pénale n’emporte pas condamnation à une peine d’inéligibilité. La possibilité de prononcer une telle sanction doit être expressément prévues par la loi. En outre, cette peine doit être expressément prononcée par une juridiction. En d’autres termes, cette sanction n’est pas automatique.

L’article 131-26 du code pénal limite en outre la durée de cette inéligibilité. Elle ne peut excéder une durée de dix ans en cas de condamnation pour crime et de cinq ans en cas de condamnation pour délit. Par dérogation, elle peut cependant être portée à dix ans lorsque les agissements visés ont été commis par l’élu au cours de son mandat.

Dans certains cas, la juridiction qui reconnaît la responsabilité pénale d’une personne est tenue de prononcer une peine d’inéligibilité. L’article 131-26-2 du code pénal impose le prononcé de cette sanction à l’encontre de toute personne coupable d’un crime ou de l’un des délits que cette disposition énumère limitativement (condamnation pour agression sexuelle, harcèlement, discrimination, faux, fraude électorale, financement illégal de parti politique, fraude fiscale en bande organisée, etc.). Néanmoins, même dans ces hypothèses, le juge répressif conserve la possibilité, par une décision spécialement motivée, de ne pas prononcer d’inéligibilité en considération des circonstances de l’infraction et de la personnalité de son auteur.

Il convient aussi de préciser que le juge pénal n’est pas le seul à pouvoir prononcer une telle sanction. Ainsi, même en l’absence de toute infraction pénale, les articles L. 118-3 et L. O. 136-1 du code électoral par exemple, permettent au juge de l’élection de déclarer inéligible un candidat ou un élu dont le compte de campagne fait apparaître un dépassement du plafond des dépenses. Il en va de même si ce compte n’a pas été déposé dans les délais prescrits ou s’il a été rejeté en cas de fraude ou de manquement d’une particulière gravité aux règles relatives au financement des campagnes électorales. Cette sanction administrative d’inéligibilité ne peut excéder trois ans.

Enfin, un parlementaire frappé d’une peine d’inéligibilité en cours de mandat est déchu de plein droit de celui-ci (C. élect., art. L. O. 136). Cette déchéance doit être constatée par le Conseil constitutionnel, sauf à ce que le parlementaire démissionne spontanément. Un élu local frappé de cette même peine est quant à lui déclaré démissionnaire d’office (C. élect., art. L. 205L. 236 et L. 341).

 

La mise en jeu de la responsabilité pénale des élus ainsi que la sanction des comportements infractionnels, obéissent à des règles particulières, adaptées aux mandats qu’ils occupent. Néanmoins, il ressort de la consultation générale qui s’est achevée le 31 janvier 2018 que ces spécificités ne tiennent pas suffisamment compte de la situation des élus locaux. Elles figurent parmi les facteurs les plus susceptibles d’expliquer la crise des vocations observée.

Face à ce constat, un groupe de travail pluraliste de sénateurs a été constitué afin de réfléchir notamment à la protection juridique et au statut pénal des élus locaux, en particulier en matière d’infractions non intentionnelles. Ce groupe de travail envisage de présenter ses préconisations d’ici l’été 2018, lesquelles devraient être discutées lors de la Conférence nationale des territoires cet été.

 

9 mai 2018  | Matthieu Ragot | Publié aux Editions législatives