Les conditions dans lesquelles les élections municipales de 2020 ont été organisées, en pleine crise sanitaire liée au Covid-19, ont été vivement critiquées, tant du point de vue de la santé des citoyens que de la sincérité du scrutin. Le maintien du premier tour, au mois de mars, dans un climat incertain, a en effet favorisé un taux d’abstention élevé, quand le report du second tour, au mois de juin, a eu un impact indéniable sur la continuité des opérations de vote et potentiellement sur l’égalité entre les candidats et la sincérité du scrutin.

Les contentieux électoraux pouvaient donc être l’occasion de voir sanctionner, à certains égards, les mesures prises par le Parlement et le Gouvernement afin de gérer une situation inédite, de par son ampleur et sa gravité. Le contexte laissait d’autant plus présager une augmentation significative du nombre de contestations par rapport aux scrutins antérieurs que, d’une part, des dispositions permettaient l’allongement des délais de contestation du premier tour et que, d’autre part, l’adaptation temporaire du droit électoral pour l’organisation du second tour pouvait conduire à de nombreuses critiques. Les citoyens disposaient donc d’une latitude exceptionnelle pour saisir le juge des élections.

Or, à ce stade, bien que de nombreuses juridictions ne se soient pas encore prononcées compte tenu de l’allongement des délais pour statuer jusqu’au 31 octobre 2020 (voir infra), l’annulation de scrutins en raison de circonstances liées à la crise sanitaire demeure marginale. Il convient à cet égard de souligner que le Conseil constitutionnel, dans une décision n°2020-849 du 17 juin 2020 relative à une question prioritaire de constitutionnalité, s’était déjà prononcé de manière claire sur la constitutionnalité des dispositions législatives reportant le second tour au mois de juin 2020 et adaptant le droit électoral à cette situation hors normes. Il avait néanmoins relevé que si les dispositions contestées ne favorisaient pas par elles-mêmes l’abstention, il appartiendrait au juge de l’élection d’apprécier, au cas par cas, si son ampleur était susceptible d’avoir altéré la sincérité du scrutin.

Au regard du droit électoral, les circonstances actuelles demeurent en tout état de cause extraordinaires en ce qu’elles perturbent l’office du juge électoral à double titre : au regard de sa temporalité (I) mais également des griefs invoqués (II).

L’impact de la crise sanitaire sur les délais de contestation et de jugement

Le contentieux électoral est, par définition, un contentieux impliquant que les requérants initient leur recours et que les juges statuent dans de brefs délais. Cette temporalité a été ébranlée et mise au diapason de la crise notamment par l’ordonnance n°2020-305 du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables devant les juridictions administratives, laquelle est venue préciser les conséquences, sur le contentieux électoral, de la loi n°2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19.

En temps normal, les réclamations contre les opérations électorales doivent avoir été formées au plus tard, à dix-huit heures, le cinquième jour qui suit l’élection. Elles sont ensuite transmises au défendeur dans un délai de trois jours suivant leur enregistrement, lequel dispose alors d’un délai de cinq jours pour déposer des écritures en défense (C. élect., art. R. 119).

Ces règles générales ont été remises en cause – concernant le premier tour des élections municipales uniquement – par l’article 15, II, 3 de l’ordonnance du 25 mars 2020 précitée. En vertu de ces dispositions, les réclamations et les recours peuvent être formés « au plus tard à dix-huit heures le cinquième jour qui suit la date de prise de fonction des conseillers municipaux et communautaires élus dès ce tour ». Conformément au décret n° 2020-571 du 14 mai 2020, les conseils municipaux et communautaires élus au complet lors du premier tour sont entrés en fonction le 18 mai 2020. Or, en pratique, le délai de cinq jours expirant le samedi 23 mai 2020, celui-ci a été prorogé jusqu’au premier jour ouvrable suivant. Conformément aux dispositions de l’article 642 du code de procédure civile, des réclamations contre les opérations électorales ont donc pu être formées jusqu’au lundi 25 mai 2020 à dix-huit heures.

Dans une décision du 29 juillet 2020, le Conseil d’Etat a donc annulé une ordonnance, rendue par un Tribunal administratif le 24 mars 2020, jugeant tardive une protestation adressée par courriel au greffe le 18 mars 2020 et régularisée le 23 mars 2020 (CE, 29 juillet 2020, n°440623).

Les délais impartis aux juridictions administratives pour statuer sur les recours contre les résultats des élections municipales ont également été substantiellement allongés et modifiés afin d’être adaptés aux évolutions de la crise sanitaire. En temps normal, le code électoral prévoit que, pour des élections générales, le juge se prononce dans un délai de trois mois à compter de l’enregistrement d’une réclamation au greffe (C. élect., art. R. 120).

Initialement, le 2° du second alinéa de l’article 17 de l’ordonnance du 25 mars 2020 précitée prévoyait que, sous réserve des dispositions de l’article L.118-2 du code électoral (voir infra), le délai imparti pour statuer expirerait le dernier jour du quatrième mois suivant le deuxième tour des élections, soit le 31 octobre 2020. L’article 2 de la loi n°2020-760 du 22 juin 2020, tendant à sécuriser l’organisation du second tour des élections municipales et communautaires de juin 2020 et à reporter les élections consulaires, a affiné les délais de recours et prévu des échéances au cas par cas. L’article 17 précité prévoit désormais que pour les recours relatifs :

  • à l’élection de conseillers municipaux et communautaires au 1er tour, entrés en fonction le 18 mai 2020, le juge de l’élection peut statuer jusqu’au 30 septembre 2020 ;
  • à l’élection de conseillers municipaux et communautaires au 1er tour, dans les communes de moins de 1 000 habitants pour lesquelles le conseil municipal n’a pas été élu au complet et dans lesquelles les élus sont entrés en fonction le lendemain du 2nd tour, le juge de l’élection peut rendre sa décision jusqu’au 31 octobre 2020. Il en va de même concernant l’élection de conseillers d’arrondissement et les conseillers de Paris au 1er tour et entrés en fonction le lendemain du 2nd tour de l’élection  ;
  • à l’élection les conseillers municipaux, communautaires, d’arrondissement ou de Paris au 2nd tour, le juge de l’élection peut rendre sa décision également jusqu’au 31 octobre 2020;
  • enfin, aux communes dans lesquelles le second tour a été annulé, dans les conditions prévues à l’article 17 de la loi du 22 juin 2020 précitée, par décret pris en conseil des ministres en raison de la situation sanitaire, les délais sont également aménagés. Cette annulation entraine bien entendu la réorganisation des élections : dans les communes de plus de 1000 habitants, les résultats du premier tour sont annulés et des élections à deux tours doivent être réorganisées ; dans les communes de moins de 1000 habitants, un nouveau scrutin à deux tour doit être organisé mais uniquement concernant les sièges vacants. Dans tous les cas, les nouvelles élections devront se tenir dans un délai maximum de 4 mois suivant la publication du décret d’annulation. Le juge de l’élection aura alors 3 mois, à compter de l’enregistrement du recours, pour se prononcer.

Des décisions sont donc susceptibles d’intervenir jusqu’au 31 octobre 2020 dans de nombreux cas, étant entendu qu’un appel demeurera ensuite possible devant le conseil d’Etat. Pour les sept communes de Guyane dans lesquelles le second tour a été annulé, le contentieux administratif interviendra à une échéance particulièrement tardive puisque les élections municipales ne seront pas réorganisées avant le mois d’octobre 2020.

En outre, ces délais doivent être conciliés avec l’article L.118-2 du code électoral, lequel prévoit que lorsque le juge administratif est saisi de la contestation d’une élection dans une circonscription où le montant des dépenses électorales est plafonné, il doit surseoir à statuer dans l’attente de la décision de la CNCCFP. Le délai de deux mois dans lequel cette dernière se prononce normalement a été porté à trois mois, à compter de la date limite de dépôt des comptes de campagne, par l’article 4 de l’ordonnance n° 2020-390 du 1er avril 2020 relative au report du second tour du renouvellement général des conseillers municipaux et communautaires, des conseillers de Paris et des conseillers de la métropole de Lyon de 2020 et à l’établissement de l’aide publique pour 2021.

Concernant le dépôt des comptes de campagne, le 4° du XII de l’article 19 de la loi du 23 mars 2020 précitée prévoit que celui-ci peut être effectué auprès de la CNCCFP jusqu’au 10 juillet 2020 à 18 heures pour les listes de candidats présentes au seul premier tour et jusqu’au 11 septembre 2020 à 18 heures pour les listes présentes au second tour. En temps normal, l’article L.52-12 alinéa 2 du code électoral qui fixe la date limite au 10ème vendredi suivant le premier tour des élections à 18 heures – soit le 22 mai 2020 – pour l’ensemble des listes.

Les particularités du contentieux électoral

L’approche retenue en amont par le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat

Les risques d’atteintes aux principes de sincérité du scrutin – lequel recouvre l’égalité, la liberté et le caractère secret du vote – et d’égalité devant le suffrage induits par la crise sanitaire et sa gestion avaient été soulignés par bon nombre de commentateurs. Pourtant, avant que le juge de l’élection ne se prononce, plusieurs décisions laissaient cependant entendre que la crise sanitaire et les mesures prises n’avaient pas nécessairement et systématiquement entravé le bon déroulement du scrutin.

Le Conseil constitutionnel, par une décision n°2020-849 du 17 juin 2020 relative à une question prioritaire de constitutionnalité concernant la modification du calendrier des élections municipales, a en effet semblé poser les jalons de décisions constatant l’impact limité des mesures mises en œuvre sur la validité des résultats du scrutin. Les sages ont ainsi estimé que le maintien des résultats acquis au premier tour des élections municipales du 15 mars 2020, ainsi que le report du second tour au plus tard au mois de juin 2020, n’étaient pas contraires à la constitution. En laissant le soin au juge des élections d’apprécier, au cas par cas, si l’abstention constatée avait pu altérer la sincérité des scrutins, tout en soulignant que les dispositions contestées ne favorisaient pas, par elles-mêmes, l’abstention, le Conseil constitutionnel a fortement réduit la marge de manœuvre des juges.

Concernant l’organisation du second tour dès le mois de juin et la possible altération du scrutin, le Conseil d’Etat, amené à se prononcer dans le cadre d’un référé suspension introduit à l’encontre du décret n°2020-642 du 27 mai 2020 fixant la date du second tour, avait, quant à lui, estimé que les conditions générales étaient satisfaisantes pour le bon déroulement du scrutin. Il avait en effet relevé qu’« en prévoyant le report du second tour des élections municipales et communautaires, lorsque celui-ci est nécessaire, si la situation sanitaire le permet, le législateur a lui-même considéré que le maintien de l’état d’urgence sanitaire ne fait pas obstacle, dans son principe, au déroulement de la campagne électorale et à la sincérité du scrutin, quand bien même l’abstention pourrait être plus importante en raison même de cette situation sanitaire. Les mesures envisagées à la date du décret attaqué et susceptibles d’être mises en œuvre, telles l’allongement de la campagne officielle, la multiplicité des vecteurs offerts aux candidats pour diffuser leur propagande ou l’assouplissement des mesures de rassemblement ainsi que le recours facilité aux procurations apparaissent, en l’état de l’instruction, comme susceptibles de participer au bon déroulement du scrutin et à sa sincérité en dépit de la persistance de la crise sanitaire. (…) » (CE , 11 juin 2020, n°441047)

L’appréciation au cas par cas par le juge électoral

Saisi en appel d’une contestation à l’encontre d’un jugement rejetant une protestation électorale, le Conseil d’Etat, dans une décision du 15 juillet 2020, a refusé d’annuler des opérations électorales – malgré un taux d’abstention de 56,07%. La décision retient qu’en l’absence de dispositions imposant un taux de participation minimal, le niveau d’abstention n’était pas, par lui-même, de nature à remettre en cause la sincérité du scrutin. En l’occurrence, le requérant n’invoquait aucune autre circonstance relative au déroulement de la campagne électorale ou au vote démontrant l’existence d’une atteinte au libre exercice du droit de vote ou à l’égalité entre les candidats (CE, 15 juillet 2020, n°440055).

Le Conseil d’Etat a ainsi confirmé qu’une abstention massive ne suffisait pas, en elle-même, à justifier l’annulation du scrutin et que, pour qu’une atteinte à sa sincérité soit constatée, il devait impérativement exister une irrégularité ou une manœuvre. Fidèle à sa position antérieure, le Conseil d’Etat rappelle que le juge de l’élection n’a pas pour mission de sanctionner toute irrégularité potentielle, mais bien de déterminer si cette irrégularité est de nature à avoir entaché la sincérité du scrutin et par suite la validité des  (CE, 24 septembre 2008, n° 317786 ; CE, 22 juin 2001, n°220052).

A l’inverse, le tribunal administratif de Nantes a estimé, dans un jugement du 9 juillet 2020, que la double circonstance d’une abstention inhabituelle due au Covid-19 et d’un très faible écart de voix – trois en l’occurrence – avait entaché la sincérité du scrutin. La juridiction a jugé que « le contexte sanitaire et les messages du gouvernement diffusés les jours précédant le vote ont dissuadé une grande partie des électeurs de se rendre aux bureaux de vote » (TA Nantes, 9 juillet 2020, n°2004764). 

Le même jour, la même juridiction a refusé d’annuler les résultats d’un scrutin comportant un écart de 80 voix au motif que « eu égard à cet écart de voix, il ne résulte pas de l’instruction que l’abstention inhabituelle générée par le contexte particulier dans lequel s’est déroulé le scrutin, qui a nécessairement impacté les deux listes candidates, ait été, dans les circonstances de l’espèce, de nature à en altérer la sincérité et à fausser les résultats de l’élection ». (TA Nantes, 9 juillet 2020, n°2003258).

Par une ordonnance rendu le 26 mai 2020, le Tribunal administratif de Rennes a quant à lui rejeté une requête au motif que, d’une part, la baisse de participation invoquée ne pouvait être assimilée à une manœuvre de nature à altérer la sincérité du scrutin et que, d’autre part, tous les candidats avaient été impactés de la même façon par l’abstention (TA Rennes, 26 mai 2020, n°2002084).

En statuant ainsi, les juridictions ont bien recherché quel était l’impact de l’abstention sur les résultats contestés mais force est de constater que c’est la situation qui s’est adaptée aux critères préétablis du contentieux électoral et non l’inverse. Partant, l’annulation en série des scrutins municipaux tant redoutée ne devrait pas avoir lieu et l’impact de la crise sur le droit électoral devrait demeurer limité, bien que de nombreuses décisions n’aient pas encore été rendues. Affaires à suivre…

25 septembre 2020  | Anne Bost & Julia Estrade | Publié aux Editions Législatives