Par une décision rendue le 24 décembre 2019, le Conseil d’Etat a ouvert une nouvelle voie permettant de mettre en jeu la responsabilité de l’Etat : celle-ci peut désormais être recherchée pour obtenir la réparation des dommages subis du fait de l’application d’une loi déclarée contraire à la Constitution par le Conseil constitutionnel. La Haute Juridiction parachève ainsi son édifice jurisprudentiel en matière de responsabilité de l’Etat du fait des lois.

Dès le 14 janvier 1938, le Conseil d’Etat avait admis que la responsabilité de l’Etat puisse être engagée, sans faute de sa part, en raison d’une loi qui causerait un préjudice anormal et spécial (CE, Ass., 14 janvier 1938, n°51704, société La Fleurette). En pratique, l’application de cette jurisprudence, dont les conditions de mise en œuvre sont particulièrement strictes, demeure toutefois réservée aux situations les plus exceptionnelles. Cette voie est donc restée peu usitée.

Le Conseil d’Etat a ensuite ouvert, le 8 février 2007, la possibilité de mettre en jeu la responsabilité de l’Etat pour obtenir la réparation du dommage causé par l’application d’une loi contraire aux engagements internationaux de la France (CE, Ass., 8 février 2007, n°279522, Gardedieu). Une telle action implique la démonstration d’une faute du législateur – par exemple, la méconnaissance d’une norme européenne par la loi française – et permet d’obtenir l’indemnisation de tout type de dommages, quelle qu’en soit la gravité.

Depuis la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008, la constitutionnalité des lois peut être contestée après leur promulgation au moyen de la Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC). Concrètement, une loi qui a commencé à produire ses effets peut donc être déclarée contraire à la Constitution et abrogée. Il paraissait alors évident que la jurisprudence Gardedieu serait à terme étendue à la réparation des dommages causés par une loi déclarée inconstitutionnelle. C’est cette nouvelle voie qu’a percé le Conseil d’Etat par sa décision du 24 décembre 2019 :

« 5. La responsabilité de l’Etat du fait des lois est susceptible d’être engagée, d’une part, sur le fondement de l’égalité des citoyens devant les charges publiques, pour assurer la réparation de préjudices nés de l’adoption d’une loi à la condition que cette loi n’ait pas exclu toute indemnisation et que le préjudice dont il est demandé réparation, revêtant un caractère grave et spécial, ne puisse, dès lors, être regardé comme une charge incombant normalement aux intéressés.

6. Elle peut également être engagée, d’autre part, en raison des exigences inhérentes à la hiérarchie des normes, pour réparer l’ensemble des préjudices qui résultent de l’application d’une loi méconnaissant la Constitution ou les engagements internationaux de la France. Toutefois, il résulte des dispositions des articles 61, 61-1 et 62 de la Constitution que la responsabilité de l’Etat n’est susceptible d’être engagée du fait d’une disposition législative contraire à la Constitution que si le Conseil constitutionnel a déclaré cette disposition inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1, lors de l’examen d’une question prioritaire de constitutionnalité, ou bien encore, sur le fondement de l’article 61, à l’occasion de l’examen de dispositions législatives qui la modifient, la complètent ou affectent son domaine. En outre, l’engagement de cette responsabilité est subordonné à la condition que la décision du Conseil constitutionnel, qui détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause, ne s’y oppose pas, soit qu’elle l’exclue expressément, soit qu’elle laisse subsister tout ou partie des effets pécuniaires produits par la loi qu’une action indemnitaire équivaudrait à remettre en cause.»

Le Conseil d’Etat soumet néanmoins à quelques conditions le succès d’une demande en réparation fondée sur ce nouveau régime de responsabilité :

  • l’application de la loi inconstitutionnelle doit avoir directement causé le dommage dont la réparation est recherchée ;
  • la demande indemnitaire n’est envisageable que si la décision par laquelle le Conseil constitutionnel a déclaré une loi contraire à la Constitution ne s’y oppose pas. Le Conseil constitutionnel jouit en effet du pouvoir d’aménager les effets de ses décisions dans le temps : il pourrait ainsi décider de restreindre ou de fermer la voie à d’éventuelles mises en jeu de la responsabilité de l’Etat du fait de la loi inconstitutionnelle ;
  • la demande doit être présentée dans le respect du délai de déchéance quadriennale, c’est-à-dire dans les quatre années suivant la date à laquelle le dommage a été subi ou connu dans toute sa portée.

La décision du 24 décembre 2019 constitue le dernier acte d’une œuvre jurisprudentielle visant à placer le législateur devant l’étendue de sa responsabilité. Outre l’intérêt immédiat de cette jurisprudence – en ce qu’elle ouvre un nouveau recours indemnitaire dont les plaideurs devront se saisir – elle présente aussi la vertu d’imposer une prudence et une vigilance accrues dans l’exercice de légiférer. Elle relance ainsi l’intérêt de sensibiliser le législateur, lors des débats parlementaires, à toutes les fragilités constitutionnelles susceptibles d’affecter un projet ou une proposition de loi.

 

27 décembre 2019  | Matthieu Ragot