Dans les dernières conclusions qu’il a présentées à la Cour de justice de l’Union Européenne, l’Avocat général Bot, récemment disparu, avait soutenu que le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et Etats prévu par l’Accord économique et commercial global (CETA, Comprehensive Economic and Trade Agreement) signé en 2016 entre l’Union Européenne et le Canada, était compatible avec le droit de l’Union. La Cour a suivi son raisonnement dans l’avis 1/17 qu’elle a émis le 30 avril 2019.

Le mécanisme introduit par le CETA

Cet accord est controversé. Les critiques ont porté, en particulier, sur la création du mécanisme qui tend à l’établissement d’un système juridictionnel des investissements (Investment Court System).

L’arbitrage entre investisseurs étrangers et Etats est une pratique bien établie dans l’ordre international, mais certains observateurs dénoncent la facilité qu’il offre aux investisseurs internationaux de se soustraire aux juridictions nationales de l’Etat hôte. La vivacité du débat, relève l’Avocat général, s’explique par le fait que l’arbitrage en matière d’investissement est un « lieu de confrontation entre intérêts privés et intérêts publics ». Pourtant, un des progrès obtenus par l’arbitrage mixte tient à ce qu’il permet d’échapper aux aléas et aux considérations politiques qui marquent la protection diplomatique ou le règlement des différends entre Etats.

Dès lors que la compétence externe de l’Union s’étend aux investissements directs, il importe que la protection des investisseurs assurée par la clause d’arbitrage dans les traités bilatéraux d’investissement trouve son équivalent à l’échelon des accords conclus par l’Union. Il est donc pertinent que le CETA prévoie un mode de règlement des différends par une forme de mécanisme arbitral.

Les parties à l’accord ont voulu réformer l’arbitrage traditionnel en l’institutionnalisant. L’arbitrage en matière d’investissement s’expose, en effet, à des critiques qui touchent à la légitimité ou l’indépendance des arbitres, à l’imprévisibilité et au coût du règlement arbitral ; il entraverait aussi la liberté de décision des gouvernements qui, soucieux d’éviter les risques d’une procédure arbitrale déclenchée par des investisseurs internationaux, réduisent les ambitions de leurs politiques publiques. Ces considérations et d’autres, liées à la nature institutionnelle de l’Union européenne, ont conduit à opter pour une solution hybride dans laquelle le mécanisme juridictionnel prévaut sur l’arbitrage dominé traditionnellement par la liberté des parties (chapitre 8 section F de l’accord). L’accord prévoit la constitution d’un tribunal permanent dont les membres sont désignés par le Comité mixte CETA qui réunit les représentants de l’Union et du Canada. Les sentences peuvent faire l’objet d’un appel devant un tribunal dont les membres sont nommés de la même façon. A terme, un tribunal multilatéral des investissements sera instauré.

Les parties contractantes ont également encadré le mécanisme de protection par des normes précises et par un instrument interprétatif qui formule des orientations interprétatives spécifiques qui s’imposent au système juridictionnel des investissements. Ainsi, la compétence du tribunal et la transparence de la procédure sont mieux assurées, les règles protectrices de l’investissement gagnent en précision et en stabilité ; en revanche, par la judiciarisation du mécanisme, l’arbitrage perd la liberté qui le caractérisait jusqu’à présent.

L’avis de la CJUE

La Belgique a demandé l’avis de la Cour de justice sur la compatibilité du mécanisme juridictionnel CETA avec les Traités européens, en ce compris avec les droits fondamentaux. Treize gouvernements européens ont présenté des observations. La demande d’avis formulait des doutes quant aux effets de ce mécanisme sur l’autonomie de l’ordre juridique européen dans la mesure où il porterait atteinte à la compétence exclusive de la Cour dans l’interprétation du droit de l’Union. Elle invoquait ensuite le principe de l’égalité de traitement et enfin le droit d’accès à un tribunal indépendant et impartial tel que prévu par la Charte des droits fondamentaux.

A la première interrogation, la Cour répond qu’un accord international qui prévoit un mécanisme juridictionnel chargé de l’interprétation de ses dispositions est compatible avec le droit de l’Union dès lors qu’il ne porte pas atteinte aux compétences des institutions, aux caractéristiques spécifiques et aux valeurs fondamentales de l’ordre juridique de l’Union. Les tribunaux créés par le CETA se situent hors du système juridictionnel de l’Union dont ils ne peuvent interpréter ou appliquer les dispositions.

A cet égard, l’accord CETA se distingue de la situation débattue dans l’affaire Achmea (arrêt du 6 mars 2018, C-284/16) : l’accord d’investissement, alors considéré, était conclu entre Etats membres et il instituait un tribunal amené à résoudre des litiges qui pouvaient concerner l’interprétation ou l’application du droit de l’Union.

Le présent accord confère à l’Union la compétence pour déterminer, lorsqu’un investisseur canadien conteste des mesures adoptées par l’Union ou par un Etat membre, si la question doit être portée contre le dernier ou contre l’Union. La Cour conserve la compétence pour statuer sur la répartition des compétences au sein de l’Union. Par ailleurs, selon le juge européen, il y aurait atteinte à l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union si, dans le cadre de leurs appréciations, les tribunaux du mécanisme CETA pouvaient mettre en cause un intérêt public qui inspirerait des restrictions à la liberté d’entreprise introduites par l’Union pour l’ensemble des investisseurs dans un secteur industriel ou commercial du marché intérieur. Il ressort de l’ensemble des clauses de l’accord, que les parties ont pris soin d’exclure toute compétence, pour les tribunaux envisagés, de remettre en cause les choix démocratiquement opérés au sein d’une Partie en matière notamment, de niveau de protection de l’ordre public, de la sécurité publique, de la moralité publique, de la santé et de la vie des personnes et des animaux ou de la préservation de l’innocuité alimentaire, des végétaux, de l’environnement, du bien-être au travail, de la sécurité des produits, des consommateurs ou encore des droits fondamentaux. De ces diverses constatations la Cour conclut que l’accord ne porte pas atteinte à l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union.

Sur la deuxième interrogation, la Cour écarte l’incompatibilité de l’accord avec le principe d’égalité de traitement. En effet, si l’accord reconnaît aux investisseurs canadiens une voie spécifique d’action contre les mesures de l’Union à laquelle les entreprises et les personnes physiques des Etats membres qui investissent dans l’Union n’ont pas accès, la situation des uns et des autres n’est pas comparable. Il n’y a donc aucune discrimination. L’accord ne porte pas davantage atteinte à l’effectivité du droit de l’Union en raison de la neutralisation possible par le Tribunal CETA d’une amende infligée pour violation des règles de concurrence dans un Etat membre ou dans l’Union. La Cour rappelle que le droit de l’Union permet également l’annulation d’une telle amende, lorsque celle-ci est entachée d’un vice correspondant à celui que le Tribunal pourrait constater.

Enfin sur la troisième question relative au droit d’accès à un tribunal indépendant et impartial prévu par la Charte des droits fondamentaux, la Cour considère que l’accord prévoit des garanties suffisantes. Elle relève cependant que si l’accessibilité est offerte également à un investisseur canadien dans l’Union et à un investisseur européen au Canada, elle pourrait être limitée par le « fardeau financier » que le mécanisme ferait peser sur les personnes physiques et les petites et moyennes entreprises. Il serait de nature à dissuader ces dernières d’entamer la procédure. Il y aurait ainsi un risque, en pratique, de limiter l’accessibilité aux seuls investisseurs qui disposent d’importantes ressources financières. Toutefois, la Cour ne retient pas cette objection. Elle constate que, par une déclaration formelle, la Commission et le Conseil s’engagent à faciliter l’accessibilité des tribunaux envisagés aux petites et moyennes entreprises et que cet engagement conditionne l’approbation finale de l’accord par l’Union.

L’avocat général Bot observait que « l’Union se veut à l’initiative d’une réforme globale du modèle de règlement des différends entre investisseurs et États par l’évolution de l’actuel système de règlement ad hoc, fondé sur les principes de l’arbitrage, vers un système juridictionnel de l’investissement ». Encore faut-il savoir si l’ensemble des mesures envisagées par l’accord sera de nature à maintenir la confiance des investisseurs internationaux dans une procédure d’arbitrage judiciarisée alors qu’elle est dominée traditionnellement par la liberté. 

 

24 juin 2019  | Jean-Yves de Cara