La décision rendue ce 31 janvier 2020 dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) est inédite : le Conseil constitutionnel a retenu l’existence d’« objectifs de valeur constitutionnelle de protection de la santé et de l’environnement », susceptibles de justifier des atteintes à la liberté d’entreprendre, y compris lorsque c’est la protection de la santé et de l’environnement à l’étranger qui est en jeu.

L’interdiction de produire des pesticides interdits, même pour l’exportation

Le Conseil constitutionnel avait été saisi le 7 novembre 2019 par le Conseil d’Etat d’une QPC relative à la constitutionnalité d’une disposition issue de la loi n°2018-938 du 30 octobre 2018 « pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous », dite Loi EGALIM.

La disposition en cause – l’article L253-8 (IV) du code rural et de la pêche maritime – interdit à compter du 1er janvier 2022 « la production, le stockage et la circulation de produits phytopharmaceutiques contenant des substances actives non approuvées pour des raisons liées à la protection de la santé humaine ou animale ou de l’environnement conformément au règlement (CE) n° 1107/2009 du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009 précitée, sous réserve du respect des règles de l’Organisation mondiale du commerce. »

En d’autres termes, la loi interdisait la production en France de pesticides interdits à la commercialisation en Europe, quand bien même ces produits seraient destinés à l’exportation en dehors de l’Europe.

L’Union des industries de la protection des plantes, rejointe par l’Union française des semenciers, a soutenu qu’une telle mesure porte atteinte à la liberté d’entreprendre en ce qu’elle compromet l’activité d’entreprises productrices ou exportatrices des produits visés. Elle a également fait valoir que l’objectif de protection de l’environnement ne pourra en tout état de cause pas être atteint dès lors qu’il suffira aux pays importateurs de ces produits de s’approvisionner auprès d’entreprises concurrentes établies hors du territoire français, pour pouvoir continuer de les utiliser.

La protection de l’environnement, patrimoine commun des êtres humains, constitue un objectif de valeur constitutionnelle

Le Conseil constitutionnel considère dans sa décision que l’interdiction prévue par l’article L253-8 (IV) du code rural et de la pêche maritime porte atteinte à la liberté d’entreprendre. Mais il ajoute qu’il « appartient au législateur d’assurer la conciliation des objectifs précités avec l’exercice de la liberté d’entreprendre. À ce titre, le législateur est fondé à tenir compte des effets que les activités exercées en France peuvent porter à l’environnement à l’étranger ».

Le Conseil constitutionnel avait déjà retenu l’existence d’un objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé découlant du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 (voir not. Décision n°90-283 DC du 8 janvier 1991). En revanche, il innove en déduisant du Préambule de la Charte de l’environnement l’existence d’un objectif de valeur constitutionnelle de « protection de l’environnement, patrimoine commun des êtres humains ».

En protégeant le patrimoine commun des êtres humains, il s’oppose à ce que la France fabrique des produits qui pourraient nuire à l’Homme.

En l’espèce, le Conseil constitutionnel considère qu’en introduisant la mesure d’interdiction en cause, le Législateur a « assuré une conciliation qui n’est pas manifestement déséquilibrée entre la liberté d’entreprendre et les objectifs de valeur constitutionnelle de protection de l’environnement et de la santé ». Pour le Conseil, l’application différée de trois ans de la mesure introduite par la Loi EGALIM laisse aux entreprises concernées un temps suffisant pour adapter leurs activités et opérer une transition vers la production et la commercialisation de solutions alternatives.

La décision du Conseil constitutionnel émerge dans le sillon d’une tendance de fond qui vise à conférer une normativité accrue aux dispositions tenant à la protection de l’environnement. Les préoccupations liées à la protection des écosystèmes et à la lutte contre le changement climatique ont désormais débordé des cercles scientifiques et irriguent de plus en plus les sphères économiques, politiques et juridiques. De ce point de vue, la constitutionnalisation de la protection de l’environnement constitue une création juridique inéluctable.

La décision du Conseil constitutionnel porte d’ailleurs un message fort : même si des entreprises établies hors du territoire national peuvent continuer de participer à la circulation des produits phytopharmaceutiques visés par l’article L253-8 (IV) du code rural et de la pêche maritime, les entreprises établies en France doivent, elles, s’abstenir d’apporter leur contribution à ce marché. En outre, l’« environnement » protégé au titre de ce nouvel objectif constitutionnel n’est pas cantonné au territoire délimité par les frontières françaises : c’est l’environnement planétaire qui a vocation à être protégé – à charge pour les autres Etats de décider souverainement s’ils entendent ou non imposer aux opérateurs établis sur leurs territoires de suivre ce chemin vertueux.

Les déséquilibres concurrentiels potentiels qui peuvent résulter de cette approche qui fait le pari de l’efficacité de l’exemplarité sont évidents. La décision du Conseil peut donc faire naître des inquiétudes légitimes chez les opérateurs économiques.

Une portée certes planétaire mais qui doit être strictement encadrée

L’objectif de protection de l’environnement apparaît si vaste, et son enjeu si considérable, qu’il pourrait potentiellement justifier des lois liberticides ou, à tout le moins, des lois susceptibles de créer un environnement hostile à l’économie, à la recherche et au développement, ainsi qu’à la compétitivité – ceci d’autant que l’utilisation de ce nouvel objectif constitutionnel pourrait être articulée avec le principe de précaution émanant de l’article 5 de la Charte de l’environnement et qui jouit également d’une protection constitutionnelle (Décision n°2008-564 DC du 19 juin 2008).

Cette inquiétude est d’autant plus vive qu’à une époque où la protection de l’environnement peut parfois être dévoyée en slogan marketing et politique, et où le consensus scientifique peut être appréhendé avec une certaine défiance par le public, il convient de ne pas sous-estimer la propension du Législateur à adopter des lois visant davantage à flatter les opinions plus ou moins avisées des électeurs et des consommateurs qu’à traiter une situation de façon approfondie.

A cet égard, le Conseil constitutionnel apporte des garanties qui, à ce stade, paraissent appropriées.

En premier lieu, le Conseil constitutionnel s’interdit de s’immiscer dans les considérations scientifiques et se réfère, pour identifier un risque d’atteinte à l’environnement, à des critères normatifs. En l’espèce, il relève que la nocivité des substances actives contenues dans les produits visés par l’article L253-8 (IV) du code rural et de la pêche maritime, « […] a été constatée dans le cadre de la procédure prévue par le règlement du 21 octobre 2009 [Règlement (CE) n° 1107/2009 du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques et abrogeant les directives 79/117/CEE et 91/414/CEE du Conseil] ». Le Conseil constitutionnel reconnaît par ailleurs le caractère potentiellement évolutif des données scientifiques en se référant à « l’état des connaissances ».

Par conséquent, le Conseil constitutionnel semble fermer la porte à l’invocation de considérations environnementales qui ne reposeraient que sur des craintes infondées ou sur des positions strictement militantes.

En second lieu, le Conseil constitutionnel procède à un contrôle du « déséquilibre manifeste » de la conciliation opérée par le Législateur entre, d’une part, le principe de la liberté d’entreprendre et, d’autre part, les objectifs de valeur constitutionnelle de protection de la santé et de l’environnement. Le Conseil constitutionnel met régulièrement en œuvre ce type de contrôle qui a vocation à garantir une conciliation raisonnable de normes concurrentes (par exemple, pour assurer la conciliation de la liberté d’entreprendre avec l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public : voir Décision n°2010-55 QPC du 18 octobre 2010 ou encore Décision n°2010-73 QPC du 3 décembre 2010).

Il conviendra d’être attentif aux recours, dans la jurisprudence future du Conseil constitutionnel, aux objectifs de valeur constitutionnelle de protection de la santé et de l’environnement, pour déterminer le degré d’atteinte que ces normes risqueront de porter aux autres principes constitutionnels, et notamment à la liberté d’entreprendre qui, de prime abord, semble être l’une des plus exposées à l’exercice de conciliation.

Au regard du caractère malléable de l’objectif de protection de l’environnement, l’avenir de cet outil est très ouvert.

Décision du Conseil Constitutionnel, QPC du 31 janvier 2020 n°2019-823

31 janvier 2020  | Maxime de Guillenchmidt et Matthieu Ragot