[Article publié dans les Echos] 

A l’heure où des sénateurs présentent la liberté d’entreprendre comme un obstacle au bien commun, il faut au contraire défendre cette liberté fondamentale, sans laquelle le monde d’après ne se fera pas.

Quelques sénateurs ont déposé une proposition de loi constitutionnelle visant à « favoriser le monde d’après en subordonnant la défense de la liberté d’entreprendre et de la propriété privée à la défense de l’intérêt général ». Saisissant, au cœur de la crise, la popularité du concept protéiforme de « monde d’après », leur proposition fait suite à une tribune publiée dès le 29 mai 2018 dans Le Monde[1]. Un collectif de chercheurs et économistes y proposait de reléguer la liberté d’entreprendre à l’arrière-plan constitutionnel, au nom de la défense du bien commun.

Mais opposer liberté d’entreprendre et bien commun est une erreur.

L’exposé des motifs commence par une citation de Keynes, dont cette proposition terrible : « Nous serions capables d’éteindre le soleil et les étoiles parce qu’ils ne rapportent aucun dividende ». Associer de façon aussi caricaturale la liberté d’entreprendre à la règle autodestructrice du calcul financier est un raccourci qui condamne l’innovation et une certaine forme de progrès économique et social. Le message des sénateurs est pourtant clair : la liberté d’entreprendre est l’ennemi du bien commun. Il faudrait donc décourager l’innovation et l’investissement ? interdire les véhicules électriques car on ne sait pas encore recycler les batteries ? S’interdire de chercher les solutions, d’essayer et même de se tromper ? La réponse est évidemment négative car le monde d’après qu’ils appellent de leurs vœux ne se fera pas sans cela. Et il ne se fera pas du tout s’il consiste uniquement à supprimer des libertés individuelles en rayant le monde d’avant d’un coup de crayon définitif et immédiat. Puisque Keynes est convoqué dans le débat, rappelons qu’il admettait, dans l’une des préfaces de sa Théorie générale, qu’elle était plus adaptée aux conditions d’un état totalitaire…

Bien entendu, la liberté d’entreprendre ne doit pas être absolue. Elle ne l’est pas. Elle est toujours conciliée, en droit, avec l’intérêt général. Encore récemment, le Conseil constitutionnel a décidé de la restreindre en faisant de la protection de l’environnement, « patrimoine commun des êtres humains », un objectif de valeur constitutionnelle. Pour la défense du bien commun, les entreprises françaises ne pourront plus vendre dans des pays étrangers des pesticides interdits à la vente en France.

Mais imputer systématiquement à la liberté d’entreprendre tous les dérèglements pour mieux l’enterrer n’apporte aucune réponse utile à la construction du monde d’après. Pour le prix Nobel Jean Tirol, les biens communs doivent « pour des raisons d’équité appartenir à la communauté [tels que] la planète, l’eau, l’air, la biodiversité, le patrimoine, la beauté du paysage » mais leur appartenance à la communauté « n’empêche pas qu’in fine ces biens seront consommés par les individus »[2]. La solution n’est donc pas radicale, caricaturale et manichéenne comme l’est l’antagonisme entre liberté d’entreprendre et bien commun que suppose la proposition de loi.

En faire des ennemis risque surtout de priver le monde d’après de toute chance d’exister car la liberté d’entreprendre pourrait être l’une des meilleures alliées du bien commun. Si elle était adoptée, cette proposition de loi symboliserait la victoire du conservatisme économique et industriel car, pendant qu’on leur construit le monde d’après, les Hommes devront continuer de vivre dans un monde figé.

[1] Bien commun : « Une réforme sage et mesurée de notre Constitution est devenue une urgence », Le Monde, 28 mai 2018

[2] Economie du bien commun, Puf

19 juin 2020  | Maxime de Guillenchmidt | Publié dans Les Echos