La loi n° 2018-1202 relative à la lutte contre la manipulation de l’information a été promulguée, après décision du Conseil constitutionnel n°2018-774 du 20 décembre 2018, le 22 décembre 2018. Adoptée au terme d’une procédure accélérée engagée par le Gouvernement le 21 mars 2018, elle a fait l’objet d’un avis du Conseil d’Etat en date du 19 avril 2018.

Remarque : une loi organique n°2018-1201 du 22 décembre 2018 rend applicable à la campagne électorale en vue de l’élection du Président de la République certaines des mesures prévues par la loi ci-dessus.

Cette loi traduit l’ambition du législateur de se saisir de la problématique de la désinformation en période électorale. Le phénomène n’est certes guère nouveau mais les évolutions technologiques, et notamment les réseaux sociaux, en ont sensiblement accru l’ampleur en offrant à la divulgation d’informations, que celles-ci soient exactes ou non, une résonnance massive et immédiate. La lutte contre la propagation de fausses informations à grande échelle représente un enjeu considérable, tenant à la sincérité du scrutin, à la liberté de choix des électeurs et, par suite, au fondement même du fonctionnement démocratique. Face à ce risque, les outils existants ont été jugés insuffisants et inadaptés.

Néanmoins, l’intervention du législateur dans le domaine de l’information suscite une autre inquiétude, non moins sérieuse, au regard du risque d’atteinte à la liberté d’expression. En effet, en s’aventurant sur ce terrain, l’Etat s’expose au soupçon de chercher à contrôler l’information et d’arbitrer ce qui devrait être considéré comme exact ou faux.

Bien entendu conscient de ce défi, le législateur s’est efforcé d’atteindre, dans la loi, le point d’équilibre entre ces deux enjeux. Examinons ses principales mesures à l’aune de cette recherche d’équilibre.

Une nouvelle procédure d’urgence limitée dans le temps : un exercice périlleux pour le juge des référés

L’article 1er de la loi instaure à l’article L. 163-2 nouvellement créé du code électoral une procédure de référé pouvant être introduite durant les 3 mois précédant des élections nationales, européennes ou la tenue d’un référendum. Toute personne intéressée, notamment un candidat, un parti ou un groupement politique, ainsi que le ministère public, pourra demander au juge de prononcer, à l’égard des hébergeurs, opérateurs de plateformes en ligne ou encore fournisseurs d’accès à Internet, « toutes mesures proportionnées et nécessaires » visant à faire cesser la diffusion de fausses informations. Le juge saisi devra, dans un délai de 48 h, parvenir à apprécier l’existence cumulative :

  • d’« allégations ou imputations inexactes ou trompeuses d’un fait » ;
  • d’un risque d’altération de la sincérité du scrutin en découlant ;
  • d’une diffusion délibérée, artificielle ou automatisée et massive de l’information par le biais de contenus sponsorisés ou promus par des outils de diffusion automatisés.

Le législateur confie ainsi au juge des référés une tâche aussi ardue que sensible. Celui-ci devra, dans un très bref délai, être en mesure d’examiner le caractère inexact ou trompeur d’une allégation, le risque d’altération de la sincérité du scrutin, les modalités techniques de diffusion de cette allégation, ainsi que les mesures pour en faire cesser la diffusion. Or, la caractérisation de la fausseté, ou, plus difficile encore, du caractère trompeur, d’une allégation peut se révéler malaisée, s’agissant par exemple d’informations émergentes (lanceurs d’alerte, enjeux climatiques, affaires pénales de nature politique, etc.). En outre, la frontière entre une information et une opinion peut être poreuse. En confiant à un juge unique le soin de procéder à ces appréciations délicates dans un délai qui est certes justifié par le risque tenant à la diffusion de fausses informations mais peu adapté à la difficulté de la tâche, le législateur fait peser une lourde charge sur le pouvoir judiciaire. De même, la limite entre parodie et désinformation peut être floue, notamment avec la multiplication de sites parodiques, dont les maquettes sont proches des sites d’information qu’ils pastichent et qui, parfois, mélangent information et caricature.

Par ailleurs, le risque de détournement de cette procédure ne peut être exclu. Les partis politiques se sont désormais appropriés les plateformes de communication en ligne en période électorale (YouTube, Twitter, Facebook, etc.) afin de diffuser leurs programmes auprès d’un grand nombre d’électeurs. Dans ce contexte, des partis politiques pourront être tentés de chercher à obtenir, le cas échéant par l’intermédiaire d’actions de militants, la censure de propos tenus par un candidat adverse et qui seraient considérés comme « trompeurs ».

Le Conseil Constitutionnel a jugé ces dispositions conformes à la Constitution sous plusieurs réserves d’interprétation, écartant notamment la possibilité de mettre un terme à la diffusion d’opinions, de parodies, d’inexactitude partielles ou de propos outranciers et rappelant que la procédure n’était applicable qu’à la diffusion d’informations en ligne. Toutefois, au regard des observations qui précèdent, il n’est pas certain que ces garde-fous suffiront à juguler les risques évoqués.

Renforcement des pouvoirs du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA)

Le titre II de la loi complète la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication et dote le CSA de pouvoirs spécifiques lui permettant de résilier ou d’empêcher la conclusion de conventions de diffusion de service de radio ou de télévision sous certaines conditions. Il confère également au CSA, en période électorale, un pouvoir de police spécial l’habilitant à suspendre la diffusion d’un programme si celui-ci propage de fausses informations susceptibles d’altérer la sincérité du scrutin. De manière complémentaire, la loi ajoute un article 42-10 à la loi de 1986, offrant la possibilité au Président du CSA de saisir le Président de la section du contentieux du Conseil d’Etat,  statuant en référé ; afin qu’il ordonne la suspension de la diffusion de programmes en dehors des périodes électorales.

Ces mesures visent à lutter contre les atteintes susceptibles d’être portées aux intérêts fondamentaux de la Nation, dont le fonctionnement régulier de ses institutions, par des ingérences étrangères. Elles s’appliquent par conséquent à des conventions conclues avec des personnes morales contrôlées ou placées sous l’influence d’un État étranger.

La loi est peu explicite quant aux « fausses informations » visées. Le Conseil constitutionnel a précisé dans sa décision que la notion doit s’entendre dans la même acception que celle visée à l’article 1er de la loi. Il n’en demeure pas moins qu’il reviendra au CSA d’apprécier le caractère trompeur ou inexact de l’information diffusée ainsi que son impact sur la sincérité du scrutin afin de suspendre un service de communication, y compris de façon préventive. Ici encore, le risque de soupçon d’ingérence de l’Etat, quoique par l’intermédiaire d’une autorité publique indépendante, dans la libre expression en période électorale ne peut être ignoré.

Obligations de transparence et de coopération pour les opérateurs de plateformes en ligne

Obligations de transparence

L’article 1er de la loi prévoit qu’en période pré-électorale et électorale les opérateurs de plateformes en ligne dépassant un seuil déterminé d’audience sur le territoire français devront satisfaire à des obligations de transparence, afin de protéger l’intérêt général attaché à l’information éclairée des citoyens et à la sincérité du scrutin. Les opérateurs de plateformes devront notamment révéler aux utilisateurs l’identité de la personne physique ou morale qui les rémunère en échange de la promotion de contenus d’information et, au-delà d’un certain seuil, les montants perçus pour la mise en avant des informations.

Ces obligations visent à permettre, d’une part, aux autorités publiques de veiller au respect de l’interdiction de la publicité commerciale à des fins de propagande électorale (C. élect., art. L.52-1) et, d’autre part, de détecter les éventuelles campagnes de déstabilisation des institutions et de manipulation de l’opinion. Ces obligations de transparence et de loyauté envers le consommateur viennent ainsi renforcer en période électorale celles, de droit commun, incombant déjà aux opérateurs de plateformes au titre de l’article L111-7 du code de la consommation.

Afin de circonscrire le champ de ces obligations formulées de façon générale et dont la méconnaissance constitue un délit passible de sanctions pénales, le Conseil Constitutionnel précise que les contenus visés doivent être restrictivement entendus comme ceux présentant un lien avec la campagne électorale. Le champ d’application de l’obligation demeure néanmoins vague et potentiellement difficile à appréhender par les opérateurs de plateformes.

Mesures préventives incombant aux opérateurs de plateforme en ligne

Le Titre III de la loi impose en outre un devoir général et constant de coopération aux opérateurs de plateformes en ligne. Ils auront notamment l’obligation de mettre en place un dispositif accessible et visible permettant aux usagers de signaler des contenus constitutifs de fausses informations. Ils devront également mettre en œuvre des mesures complémentaires, notamment en matière de transparence (utilisation d’algorithmes et de contenus promotionnels, identité des personnes morales pour lesquelles des contenus d’information en lien avec l’intérêt général sont promus, etc…) et de lutte contre les comptes diffusant massivement de fausses informations. La loi assigne au CSA la mission d’accompagner et de contrôler les opérateurs de plateformes dans la mise en œuvre de ces mesures, en lui confiant le soin d’émettre des recommandations auprès des opérateurs, de suivre le respect de leurs obligations et d’en évaluer l’efficacité.

Le Conseil Constitutionnel a estimé que ces nouvelles obligations, compte tenu de l’objectif d’intérêt général poursuivi, ne portaient pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprendre. Ces mesures ont vocation à responsabiliser les opérateurs vis-à-vis des informations qu’ils diffusent mais également de rendre moins opaque la manière dont des contenus sont mis en avant, permettant ainsi aux usagers d’analyser de façon critique l’information mise à disposition.

Cette approche est conforme à celle retenue par le rapport du 12 mars 2018 rendu par le groupe d’experts mandaté par la Commission européenne qui recommandait avant tout une approche autorégulatrice, excluant d’imposer le retrait de contenus de désinformation qui, s’ils sont susceptibles de mettre en péril les processus et valeurs démocratiques, ne constituent pas des contenus illégaux stricto sensu.

Une loi ambitieuse mais délicate à mettre en œuvre

La création par la loi d’un arsenal de mesures, à la fois préventives et répressives, destinées à lutter contre la manipulation de l’information en période électorale répond à des inquiétudes légitimes et à un enjeu fort.

Néanmoins, la mise en œuvre de la loi repose sur des notions, notamment le caractère trompeur ou faux d’une information, dont le maniement apparaît délicat. Il le sera d’autant plus que l’interprétation de ces notions interviendra en période électorale, c’est-à-dire dans un contexte d’urgence, de tensions et de forte médiatisation de l’activité politique. Or, la légitimité des atteintes portées à la liberté d’expression dépendra notamment de la qualité et de la pertinence des décisions qui seront prises à cet égard. A défaut, le parti du Gouvernement ne manquera pas de se heurter à des accusations de l’opinion publique, fondées ou non, de censure et de contrôle de l’information.

Une autre série de réserves concerne l’effectivité de la loi. Les opérateurs de plateformes ne sont bien entendu pas les seuls vecteurs de fausses informations. Tout utilisateur d’un réseau social en constitue un relai potentiel. Une information qualifiée de trompeuse par un juge ou le CSA ne sera donc pas pour autant disqualifiée dans l’esprit de chaque électeur. En outre, certains utilisateurs, qui ne sont d’ailleurs pas nécessairement électeurs ni même citoyens français, peuvent créer des profils fictifs afin de conférer un large écho à certaines allégations. Il n’est pas évident que les outils prévus par la loi suffiront endiguer ce phénomène.

Le droit montre ici encore sa limite lorsqu’il s’agit de maîtriser et réguler des contenus sur Internet, lesquels procèdent de la somme des contributions d’une multitude d’utilisateurs. Il reste que la loi a le mérite, en mettant en lumière la problématique, d’appeler chacun, partis politiques, médias, citoyens, à faire preuve de vigilance, de discernement et de prudence à l’égard de l’information en période électorale.

 

27 décembre 2018  | Matthieu Ragot & Julia Estrade | Publié aux Editions Législatives