Si, depuis le début de l’état d’urgence sanitaire, nombre de juridictions fonctionnent au ralenti, voire sont quasiment à l’arrêt pour certaines, le Conseil d’Etat est quant à lui assailli de recours liés au coronavirus. Pas moins de quatre-vingts requêtes en référé ont ainsi été adressées à la Haute juridiction : sur ces quatre-vingts recours, vingt-neuf ont été rejetés car mal fondés ou irrecevables, vingt-huit ont donné lieu à une instruction, dont dix-sept avec audience. A la suite de ces audiences, seize recours ont abouti à un rejet et un seul à une satisfaction partielle.

Dans ces conditions, de nombreux commentateurs, politiques, juridiques ou encore médiatiques, reprochent au Conseil d’Etat d’être une instance de validation juridictionnelle des décisions du gouvernement.

La dernière ordonnance du 17 avril 2020 (n°440057, Port d’un masque de protection, commune de Sceaux) n’a pas échappé à ces critiques, certaines voix s’élevant même pour dénoncer le jacobinisme zélé du Conseil d’Etat qui semble brider les pouvoirs de police des maires dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire.

En l’espèce, le maire de Sceaux, dans les Hauts-de-Seine, a pris le 6 avril 2020 un arrêté portant obligation de porter une protection couvrant la bouche et le nez, dans les espaces publics de la commune, pour toute personne âgée de plus de dix ans.

Saisi par la Ligue des droits de l’homme -qui, une fois n’est pas coutume, a ainsi agi aux côtés de l’Etat-, le juge des référés du tribunal administratif de Cergy-Pontoise a suspendu l’exécution de cet arrêté par une ordonnance du 9 avril 2020.

Le maire de Sceaux ayant interjeté appel de cette ordonnance, le Conseil d’Etat s’est prononcé et a rejeté la requête de la commune.

La Haute juridiction a en effet jugé que dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, les maires ne peuvent, de leur propre initiative, prendre d’autres mesures destinées à lutter contre la catastrophe sanitaire que celle décidées par l’Etat, à moins que des circonstances propres à leur commune l’imposent et à condition de ne pas compromettre la cohérence et l’efficacité des mesures prises par les autorités de l’Etat. Cette dernière condition est aussi nouvelle qu’inédite.

Ainsi, si cette décision s’inscrit dans la jurisprudence constante du Conseil d’Etat en matière de pouvoirs de police des maires au regard des circonstances locales, elle ajoute cependant une condition -la mesure décidée par le maire ne doit pas porter atteinte à la cohérence des mesures prises par l’Etat- qui prête le flanc à la critique et aux reproches des élus locaux largement mobilisés sur le terrain de la lutte contre l’épidémie de covid-19.

L’étude de cette ordonnance permet de présenter les pouvoirs de police spéciale et générale qui s’articulent en la matière, avant d’examiner plus spécifiquement les conditions d’intervention des pouvoirs de police du maire.

L’exercice des pouvoirs de police dans le cadre de la lutte contre le covid-19

Si la prévention des épidémies relève normalement de la compétence de l’Etat, dans le cadre d’un pouvoir de police spéciale, les maires ne sont toutefois pas dénués de toutes prérogatives dans la lutte contre le covid-19

  1. L’existence d’une police spéciale relevant de l’Etat

Indépendamment de tout état d’urgence sanitaire, le code de la santé public prévoit que, « en cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d’urgence, notamment en cas de menace d’épidémie, le ministre chargé de la santé peut, par arrêté motivé, prescrire dans l’intérêt de la santé publique toute mesure proportionnée aux risques courus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu afin de prévenir et de limiter les conséquences des menaces possibles sur la santé de la population » (article L.3131-1 du code de la santé publique). Le même article précise que « le ministre peut habiliter le représentant de l’Etat territorialement compétent à prendre toutes les mesures d’application de ces dispositions, y compris des mesures individuelles. »

La police spéciale est donc dévolue à l’Etat et à ses représentants.

La loi n°2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 a introduit dans le code de la santé publique un chapitre relatif à l’état d’urgence sanitaire, comprenant les articles les articles L.3131-12 à L.3131-20. Ces nouvelles dispositions confient notamment au Premier ministre, au ministre chargé de la santé et au Préfet le pouvoir de prendre toute mesure nécessaire « en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population ».

Dans l’ordonnance commentée, le Conseil d’Etat expose le cadre juridique et notamment les mesures adoptées par la loi d’urgence du 20 mars 2020. Il énonce ainsi les dispositions de l’article L.3131-15 du code de la santé publique qui présente les mesures que peut prendre le Premier ministre aux seules fins de garantir la santé publique (retreindre ou interdire la circulation des personnes et des véhicules ; interdire aux personnes de sortir de leur domicile, sous réserve des déplacements strictement indispensables aux besoins familiaux ou de santé ; ordonner la fermeture provisoire d’une ou plusieurs catégories d’établissements recevant du public etc..), mais également celles de l’article L.3131-16 qui permet au ministre chargé de la santé de prendre toute mesure réglementaire relative à l’organisation et au fonctionnement du dispositif de santé visant à mettre fin à la catastrophe sanitaire, ou encore celles de l’article L.3131-17 habilitant le représentant de l’Etat à prendre des mesures générales ou individuelles d’application de ces dispositions.

Le Conseil d’Etat reconnait expressément ce pouvoir de police spéciale de l’Etat, en précisant que, par les dispositions susvisées, « le législateur a institué une police spéciale donnant aux autorités de l’Etat mentionnées aux articles L. 3131-15 à L. 3131-17 la compétence pour édicter, dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, les mesures générales ou individuelles visant à mettre fin à une catastrophe sanitaire telle que l’épidémie de covid-19, en vue, notamment, d’assurer, compte tenu des données scientifiques disponibles, leur cohérence et leur efficacité sur l’ensemble du territoire concerné et de les adapter en fonction de l’évolution de la situation. »

  1. La coexistence des pouvoirs de police générale du maire

La police municipale ayant pour objet d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques, il revient notamment au maire « le soin de prévenir, par des précautions convenables, et de faire cesser, par la distribution des secours nécessaires, les accidents et les fléaux calamiteux ainsi que les pollutions de toute nature, tels que (…) les maladies épidémiques ou contagieuses, les épizooties, de pourvoir d’urgence à toutes les mesures d’assistance et de secours et, s’il y a lieu, de provoquer l’intervention de l’administration supérieure » (article L.2212-2 5° du code général des collectivités territoriales).

De même, « en cas de danger grave ou imminent (…) le maire prescrit l’exécution des mesures de sûreté exigées par les circonstances » (article L.2212-4 du code général des collectivités territoriales).

En période d’état d’urgence, ce pouvoir de police générale du maire coexiste avec le pouvoir de police spéciale de l’Etat, ainsi que l’a expressément relevé le Conseil d’Etat dans l’ordonnance du 17 avril 2020 : « Les articles L. 2212 1 et L. 2212 2 du code général des collectivités territoriales (…) autorisent le maire, y compris en période d’état d’urgence sanitaire, à prendre les mesures de police générale nécessaires au bon ordre, à la sûreté, à la sécurité et à la salubrité publiques dans sa commune. Le maire peut, le cas échéant, à ce titre, prendre des dispositions destinées à contribuer à la bonne application, sur le territoire de la commune, des mesures décidées par les autorités compétentes de l’Etat, notamment en interdisant, au vu des circonstances locales, l’accès à des lieux où sont susceptibles de se produire des rassemblements ».

Il importe de souligner que, dans le cadre de la première ordonnance de référé liée au covid-19, qui faisait partiellement droit aux demandes des requérants relatives aux mesures de confinement, le Conseil d’Etat a rappelé à trois reprises l’importance du rôle des maires (CE 22 mars 2020, n°439674, Syndicat Jeunes Médecins) :

– « le représentant de l’État dans le département et le maire disposent, dans les conditions et selon les modalités fixées en particulier par le code général des collectivités territoriales, du pouvoir d’adopter, dans le ressort du département ou de la commune, des mesures plus contraignantes permettant d’assurer la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques, notamment en cas d’épidémie et compte tenu du contexte local » ;

– « il appartient à ces différentes autorités de prendre, en vue de sauvegarder la santé de la population, toutes dispositions de nature à prévenir ou à limiter les effets de l’épidémie. Ces mesures, qui peuvent limiter l’exercice des droits et libertés fondamentaux, comme la liberté d’aller et venir, la liberté de réunion ou encore la liberté d’exercice d’une profession doivent, dans cette mesure, être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif de sauvegarde de la santé publique qu’elles poursuivent.

– « dans le cadre du pouvoir qui leur a été reconnu par ce décret [Décret n° 2020-260 du 16 mars 2020 portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus covid-19] ou en vertu de leur pouvoir de police, les représentants de l’Etat dans les départements comme les maires en vertu de leur pouvoir de police générale ont l’obligation d’adopter, lorsque de telles mesures seraient nécessaires, des interdictions plus sévères lorsque les circonstances locales le justifient ». 

Par cette ordonnance du 22 mars 2020, dont les termes sont clairs et sans ambiguïté, le Conseil d’Etat semblait adresser aux maires un signal d’encouragement dans le cadre de la lutte contre le covid-19.

Il n’en demeure pas moins que les mesures prises par les maires dans le cadre de leur pouvoir de police générale doivent répondre à des conditions que le Conseil d’Etat semble durcir au terme de son ordonnance du 17 avril 2020.

Les conditions de mise en œuvre des pouvoirs de police du maire dans le cadre de la lutte contre le covid-19

Il est acquis que le fait qu’une police spéciale relève de l’Etat n’est pas exclusif d’une compétence du maire au titre de ses pouvoirs de police générale.

Le maire peut ainsi exercer son pouvoir de police générale pour rendre plus contraignantes les mesures prises sur le plan national. Mais dans ce cas, les mesures de police qui seront décidées par le maire doivent être dûment justifiées et proportionnées au regard de l’objectif de santé public poursuivi et des circonstances locales particulières.

Dans son ordonnance du 17 avril 2020, le Conseil d’Etat juge que « la police spéciale instituée par le législateur fait obstacle, pendant la période où elle trouve à s’appliquer, à ce que le maire prenne au titre de son pouvoir de police générale des mesures destinées à lutter contre la catastrophe sanitaire, à moins que des raisons impérieuses liées à des circonstances locales en rendent l’édiction indispensable et à condition de ne pas compromettre, ce faisant, la cohérence et l’efficacité de celles prises dans ce but par les autorités compétentes de l’Etat ».

Le Conseil d’Etat semble ainsi ajouter aux critères classiques une condition liée à l’articulation cohérente des mesures prises par le maire avec celles décidées par l’Etat.

  1. L’existence de circonstances locales particulières justifiant la mesure de police

L’action du maire dans le cadre de son pouvoir de police est admise de longue date par une jurisprudence constante du Conseil d’Etat, à la condition que le maire démontre que son action est justifiée par des circonstances locales et a pour objet d’éviter un trouble à l’ordre public (CE 18 décembre 1959, Société « les films Lutetia », n°26385).

Depuis le début de l’épidémie de covid-19 et la mise en place de l’état d’urgence sanitaire, plusieurs communes ont adopté, dans le cadre d’arrêtés municipaux, des mesures plus restrictives que celles décidées par le gouvernement pour lutter contre le virus.

Outre le port du masque rendu obligatoire par le maire du Sceaux, le maire de Lisieux ou celui de Saint-Ouen ont par exemple imposé des couvre-feux dans leurs communes.

Ces mesures ont fait l’objet de recours en référé devant les tribunaux administratifs qui, en appliquant la jurisprudence constante en la matière, ont suspendu les arrêtés litigieux (TA Caen, 31 mars 2020, n°2000711 ; TA Montreuil, 3 avril 2020, n°2003861) car les circonstances locales rendant la mesure impérieuse n’étaient pas démontrées.

En l’espèce, le juge des référés du Conseil d’Etat a considéré que les circonstances particulières invoquées par le maire de Sceaux, tenant à la démographie de sa commune et la concentration de ses commerces de première nécessité dans un espace réduit, ne constituent pas des raisons impérieuses liées à des circonstances locales justifiant que soit imposé le port du masque dans l’espace public de la commune, alors que les autorités de l’État n’ont pas prévu une telle mesure à l’échelle nationale.

  1. La mesure doit être nécessaire, adaptée et proportionnée à l’objectif poursuivi

Cette condition, qui est examinée à l’aune des circonstances locales, est également issue d’une jurisprudence constante du Conseil d’Etat (CE 26 octobre 2011, Association pour la promotion de l’image, n°317827).

Elle a été rappelée par le juge des référés du Conseil d’Etat dans le cadre de l’ordonnance précitée rendue le 22 mars 2020, ainsi que par d’autres tribunaux administratifs statuant en référé sur des mesures prises dans le cadre de la lutte contre le covid-19 (TA de la Guadeloupe, 27 mars 2020, n°2000294 ; TA Caen, 31 mars 2020, n°2000711).

Cette condition a également été expressément mentionnée dans l’ordonnance du tribunal administratif de Cergy-Pontoise ayant statué en première instance sur l’arrêté du maire de Sceaux : « Ces mesures doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif de sauvegarde de la santé publique qu’elles poursuivent » (TA Cergy-Pontoise, 9 avril 2020, n° 2003905).

Il importe de relever que cette condition n’a toutefois pas été reprise dans l’ordonnance du Conseil d’Etat du 17 avril 2020, qui a posé une nouvelle condition examinée au regard de la cohérence et l’efficacité des mesures prises par l’Etat.

  1. Une nouvelle condition édictée par le Conseil d’Etat : la mesure de police générale du maire ne doit pas être susceptible de compromettre la cohérence et l’efficacité des mesures prises par l’Etat

Le juge des référés du Conseil d’Etat a considéré dans son ordonnance du 17 avril 2020 que « les maires peuvent contribuer à la bonne application des mesures décidées par l’Etat sur le territoire de leur commune, notamment en interdisant l’accès à des lieux où sont susceptibles de se produire des rassemblements. En revanche, ils ne peuvent, de leur propre initiative, prendre d’autres mesures destinées à lutter contre la catastrophe sanitaire, à moins que des raisons impérieuses liées à des circonstances locales les rendent indispensables et à condition de ne pas compromettre la cohérence et l’efficacité de celles prises par les autorités de l’État ».

Et le juge martèle de nouveau plus loin que « l’usage par le maire de son pouvoir de police générale pour édicter des mesures de lutte contre cette épidémie est subordonné à la double condition qu’elles soient exigées par des raisons impérieuses propres à la commune et qu’elles ne soient pas susceptibles de compromettre la cohérence et l’efficacité des mesures prises par l’Etat dans le cadre de ses pouvoirs de police spéciale.

Cette dernière condition, totalement inédite, réduit considérablement la marge de manœuvre et les pouvoirs de police des maires. En effet, elle revient en définitive à enjoindre aux maires de s’en tenir aux seules mesures décidées par l’Etat, au nom de la cohérence de l’action nationale.

Le Conseil d’Etat entérine ainsi une approche centralisée de la politique sanitaire de lutte contre l’épidémie. Il prend néanmoins soin d’expliquer cette approche : il souligne que l’interdiction de se déplacer sans un masque, « à une date où l’Etat est, en raison d’un contexte qui demeure très contraint, amené à fixer des règles nationales précises sur les conditions d’utilisation des masques chirurgicaux et FFP2 et à ne pas imposer, de manière générale, le port d’autres types de masques de protection, est susceptible de nuire à la cohérence des mesures prises, dans l’intérêt de la santé publique, par les autorités sanitaires compétentes ».  Plus encore, la Haute juridiction considère qu’ « en laissant entendre qu’une protection couvrant la bouche et le nez peut constituer une protection efficace, quel que soit le procédé utilisé, l’arrêté est de nature à induire en erreur les personnes concernées et à introduire de la confusion dans les messages délivrés à la population par ces autorités ».

Cette nouvelle condition imposée par le Conseil d’Etat peut être entendue comme une défiance à l’égard des maires. En effet, il en résulte en définitive que, pour les magistrats, l’édiction de mesures locales plus restrictives est de nature à gêner la stratégie nationale décidée par le gouvernement

On observera à titre anecdotique que la notion de cohérence prônée par les juges n’a toutefois pas été très visible dans le cadre de l’argumentation développée par les parties requérantes lors de l’audience : si la Ligue des droits de l’homme soutient que l’arrêté du maire de Sceaux constitue une atteinte évidente à la liberté d’aller et venir, le ministère de l’Intérieur considère quant à lui que les mesures en faveur du port du masque sont des incitations au déconfinement, favorisant donc la circulation des personnes. Des raisonnements aussi contradictoires… qu’incohérents…

20 avril 2020  | Anne Bost |