[Article Publié dans Option Finance] 

Entre l’ambition écologique portée par la Convention Citoyenne et l’impératif de relance économique face à la crise sanitaire, l’action gouvernementale avance sur un chemin de crête étroit et périlleux. Plus que jamais, les arbitrages du Conseil constitutionnel joueront un rôle fondamental.

L’année 2020 devait être marquée par une place inédite donnée à la défense de l’environnement et à la transition écologique, que ce soit dans les politiques publiques, les résultats électoraux et les principes constitutionnels. Le Conseil constitutionnel avait d’ailleurs donné le coup d’envoi dès le 31 janvier 2020 avec une décision historique déduisant du Préambule de la Charte de l’environnement l’existence d’un objectif de valeur constitutionnelle de « protection de l’environnement, patrimoine commun des êtres humains »[1].

Cette décision est intervenue quelques mois après la création en octobre 2019 de la Convention Citoyenne pour le Climat, par le Conseil économique, social et environnemental, sous l’impulsion du Président de la République au mois d’avril 2019, en réaction notamment au mouvement des Gilets jaunes. Cette assemblée inédite avait pour mandat de mener une réflexion collective afin de proposer des solutions à l’équation suivante : « définir les mesures structurantes pour parvenir, dans un esprit de justice sociale, à réduire les émissions de gaz à effet de serre d’au moins 40% d’ici 2030 par rapport à 1990 »[2], quadrature du cercle synthétisée par le slogan de Nicolas Hulot : « fin du mois, fin du monde, même combat ».

La Convention a remis ses travaux fin juin 2020 avec 149 propositions. Le Président de la République en a immédiatement écarté trois, dont celle d’inscrire dans le Préambule de la Constitution que « La conciliation des droits, libertés et principes qui en résultent ne saurait compromettre la préservation de l’environnement, patrimoine commun de l’humanité », ce qui aurait pour effet de placer l’environnement au-dessus du droit et d’entrainer des glissements liberticides mal maîtrisés. En revanche, le Président a retenu 146 propositions, dont celle d’ajouter un troisième alinéa à l’article 1er de la Constitution, ainsi rédigé : « La République garantit la préservation de la biodiversité, de l’environnement et lutte contre le dérèglement climatique ».

Mais alors que le Gouvernement prépare la transcription des 146 propositions dans un Projet de loi qui devrait être présenté mi-décembre au Conseil des ministres puis au Parlement au cours du premier trimestre 2021, la donne a considérablement changé avec une crise sanitaire qui se prolonge plus longtemps qu’espéré et dont l’onde sismique provoque une catastrophe économique sans précédent depuis les trente dernières années. Bien que l’ampleur et la gravité du sinistre doivent encore être évaluées, il est clair que certains secteurs, comme les transports aériens, seront durablement affectés, voire dévastés. Or, ces mêmes secteurs figurent souvent parmi les cibles prioritaires des propositions de la Convention. Les premiers arbitrages sont donc en cours au sein d’un exécutif tiraillé entre la nécessaire transition écologique, les promesses présidentielles et le non moins nécessaire soutien à une économie fragilisée.

Plusieurs mesures de la Convention parmi les plus populaires seront vraisemblablement adoptées par le Parlement et il appartiendra au Conseil constitutionnel de jouer un rôle crucial d’arbitre entre, d’une part, la préservation des libertés économiques, dont certaines sont inscrites dans notre droit depuis la Révolution française et, d’autre part, la nécessaire défense de l’environnement dont le poids dans le bloc de constitutionnalité ne cesse de croître.

Rappelons que pour chaque disposition adoptée, le Conseil devra procéder à un contrôle en trois temps. Il examinera d’abord si la mesure est susceptible de porter atteinte à des libertés protégées, comme la liberté d’entreprendre. S’il répond par l’affirmative à la première question, le Conseil devra ensuite, s’assurer que la mesure répond à l’objectif poursuivi par la Loi. Chaque disposition législative poursuivra certes un objectif spécifique mais, fondamentalement, chacune devra contribuer à atteindre le but annoncé, à savoir la réduction de 40% des émissions de gaz à effet de serre dans les dix prochaines années, dans le respect d’une certaine idée de justice sociale. Enfin, si le Conseil constitutionnel répond affirmativement à la deuxième question, il appréciera la proportionnalité de la mesure avec l’objectif poursuivi. Il devra déterminer si l’atteinte à une liberté économique est « acceptable » au regard de l’objectif poursuivi. L’évaluation de l’efficacité de la mesure sera donc primordiale.

La rigueur et la vigilance avec laquelle le Conseil constitutionnel opérera ce contrôle définiront durablement le niveau de protection des libertés économiques. Le risque est évident : il existe une tendance, observée aussi bien dans la prise de décision politique que dans l’opinion publique, à admettre de sérieuses atteintes aux libertés fondamentales dès lors qu’est placé dans la balance un bien commun a priori supérieur. Qu’il s’agisse d’assurer la sécurité de la population face au risque terroriste, de préserver sa santé dans un contexte de pandémie mondiale ou d’assurer son avenir face aux dangers du changement climatique, peu sont ceux qui contestent la nécessité d’interventions législatives. Toutefois, et précisément en raison de l’importance de ces enjeux, il est impérieux de se prémunir de toutes mesures démagogiques, inefficaces et inutilement attentatoires aux libertés.

A cet égard, les acteurs des secteurs primaire, secondaire et tertiaire sont parfaitement conscients de la nécessité d’une transition écologique. Mais ils savent également que celle-ci ne se fera pas sans justice sociale, sans innovation, sans compétitivité, sans capacité d’investissement et sans esprit d’entreprise.

Or on peut douter de la compatibilité avec ces besoins de certaines propositions dont l’effet semble relatif et/ou ne fait que déplacer les émissions de gaz à effet de serre vers un autre secteur. Ainsi en est-il de la proposition C.2.2.2 qui imposerait aux éditeurs de site internet de proposer une version payante de leur site aux internautes qui ne souhaitent pas voir de publicité, dans le but de limiter la consommation. Outre que l’on peut s’interroger quant à la justice sociale d’une telle mesure – pour caricaturer, les moins favorisés continueront à être exposés à la publicité mais pas les plus aisés – cette proposition ne prend pas en considération le coût énergétique généré par la création d’un deuxième site Internet qui nécessite une interface de paiement. La proposition fait également abstraction du fait que la publicité reste nécessaire pour promouvoir les outils de la transition énergétique.

Autre exemple, dans les transports, la Proposition SD1-B3 qui consiste à imposer aux constructeurs de poids lourds d’adopter la même filière énergétique dans leur recherche et développement (R&D), à savoir l’hydrogène, parait difficilement compatible avec certains principes, dont la liberté d’entreprendre. Imposer un axe d’innovation unique dans un domaine où l’innovation est essentielle paraît même hasardeux… alors d’ailleurs que l’article 9 de la Charte de l’environnement dispose que « La recherche et l’innovation doivent apporter leur concours à la préservation et à la mise en valeur de l’environnement »[3]

Les exemples de conflits entre libertés économiques et protection de l’environnement sont nombreux au gré des 146 propositions retenues. En pleine relance, et alors que les préoccupations premières des français ont évolué depuis quelques mois compte tenu de la situation économique, le Conseil constitutionnel, dans son rôle de représentant des valeurs de la société devra tenir compte dans ses arbitrages de la conciliation entre réalité économique et idéal environnemental.

[1] Cons. Const. 31 janvier 2020, DC 2019-823. Le Conseil constitutionnel a dans cette décision validé l’interdiction de produire en France des pesticides interdits à la vente en Europe, quand bien même ces pesticides étaient destinés à être vendus hors du territoire européens, sur des marchés où leur commercialisation demeure autorisée. Jusqu’à cette décision, la protection de l’environnement demeurait cantonnée au rang d’objectif d’intérêt général. Elle est désormais érigée en objectif de valeur constitutionnel, lui conférant un rang plus élevé dans la hiérarchie des normes.

[2] Lettre de mission du Premier Ministre au Président du CESE du 2 juillet 2019

[3] Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs souligné dès 1984 qu’il fallait garantir aux personnels, publics en l’occurrence, qui conduisent des recherches « leurs possibilités de libre développement scientifique, créateur et critique », Décision n° 83-165 DC du 20 janvier 1984

30 septembre 2020  | Maxime de Guillenchmidt & Matthieu Ragot | Publié dans La Lettre d’Option Droits & Affaires d’Option Finance